les bases du droit moderne (le droit conservateur et le droit progressif) et les nouvelles possibilités (un droit de la libération ?)
Felipe Costa Lima (França) [1]
Un « droit international de la libération » semble impossible, étant donné qu’avant tout, le droit international d’aujourd’hui est basé sur l’épistémologie occidentale. En outre, un dialogue horizontal entre cette épistémologie et des épistémologies silencées (ANZALDÚA, 1987; DUSSEL, 2005; SANTOS, 2007, 2010) au niveau planétaire semble difficile, en vertu des caractéristiques intrinsèquement coloniales de la modernité (COSTA LIMA, 2019b).
Il est primordial de mettre en lumière que deux importants projets du droit ont été mis en place à partir de conceptions strictement occidentales de la modernité : le droit conservateur et le droit progressif. Il est fondamental de souligner qu’il n’existe pas un droit purement conservateur ou purement progressif, compte tenu des relations dialectiques entre eux et des réalités qui les entourent.
Concernant le premier, la méthodologie positiviste constitue le piédestal le plus essentiel de cette catégorie. S’agissant de cette méthodologie, celle-ci poursuit des caractéristiques objectives de la réalité, à savoir, « la vérité réelle et objective ». C’est ainsi que certaines caractéristiques de l’étude positiviste du droit international peuvent être extraites de ces définitions : en premier lieu, l’indépendance et la naturalisation de ce domaine de connaissance ; de plus, la légitimation des structures dominantes (BUTLER, 2011; CARTY., 1991; MARKS, 2008; ORFORD, 2003).
Ces caractéristiques précitées se révèlent indispensables pour l’appréhension de la pensée conservatrice concernant le temps historique. Le présent est ainsi compris comme une conséquence logique des traditions du passé ; de ce fait, ce présent ne peut pas être oblitéré puisque la préservation de l’ordre s’avère l’objectif le plus essentiel. Dans ce contexte, le passé est romantisé et naturalisé, alors que les perspectives futures sont stables (SANJÍNES, 2013). Donc, afin de mettre en place cette légitimité/stabilité, ledit droit est indispensable pour atteindre un « consensus spontané », sans la nécessité de coercition.
En ce qui concerne le droit progressif, à partir de la constatation de la relation inhérente entre connaissance et pouvoir, les théories critiques proposent une critique immanente du status quo (BUTLER, 2011; GRAMSCI, 1982; MARKS, 2008; MIÈVILLE, 2006; MORTON, 2013; ORFORD, 2003; THOMAS, 2003). Il est essentiel de mettre en relief que ce droit peut coexister avec des bases réformistes ou révolutionnaires, et leurs distinctes relations avec le temps historique. Par rapport au réformisme, cette pensée propose que l’ensemble d’un ordre préexistant doit être préservé, bien que la possibilité de changements graduels paraissent acceptable, à condition que le passé ne constitue pas une réalité romantisée. À partir de cela, le présent est appréhendé comme une possibilité, c’est à dire que des changements sont possibles par des actions humaines, sachant qu’ « un futur plus beau » peut être envisagé (vision optimiste du futur).
Quant à la base révolutionnaire, l’ensemble de l’ordre antérieur doit être nié, en raison de ces caractéristiques « barbares ». De surcroît, le présent est le terrain idéal pour mettre en place des actions pragmatiques pour atteindre le futur promis par la révolution (vision optimiste et « divinisée » du futur) (SANJÍNES, 2013) ; ainsi, un droit progressif est appliqué à partir du processus de révolution, afin d’arriver au « paradis » révolutionnaire. Il est intéressant de préciser que le droit progressif est en même temps conservateur, car à l’égard des réformistes, l’ordre antérieur doit être préservé, tandis que pour les révolutionnaires il s’agit d’un nouvel ordre.
Selon les perspectives latino-américaines, particulièrement à partir des méthodologies postcoloniales, le droit international constitue un des domaines de connaissance les plus essentiels pour les différents projets de pouvoir (ANGHIE, 2006; MANGA, 2010) de la modernité occidentale, notamment depuis la colonisation ibérique de l’Amérique. Selon Enrique Dussel (2005), ladite modernité et ses spécificités importantes, à savoir un projet capitaliste basé sur l’eurocentrisme et la « colonialité du pouvoir » [2] (QUIJANO, 2005), ont été possibles au nom de la colonisation de l’Amérique : modernité et colonialité se révèlent depuis toujours indissociables.
À partir de cette perspective subalterne, le droit international ainsi que les projets de droit précités ont comme bases fondamentales l’épistémologie occidentale, caractérisée par l’imposition de la modernité par la force/consensus (colonialisme/néocolonialisme) (COSTA LIMA, 2019a, 2019c). De ce fait, le droit international n’a jamais été vraiment international, mais occidental, depuis le début jusqu’aujourd’hui. Il semble que l’unique manière de promouvoir un droit international (des droits de l’homme) vraiment universel est d’aller au-delà de l’épistémologie occidentale à travers un dialogue horizontal entre les différentes épistémologies à l’échelle du monde, en considérant plus particulièrement celles qui ont été silencées et abaissées par le projet de la modernité (ANZALDÚA, 1987; DUSSEL, 2005; SANTOS, 2007, 2010, 2012).
Donc, les subalternes, surtout en Abya-Yala, doivent peut-être abandonner la prétention de réforme du droit international et se concentrer sur le développement d’un nouveau droit national et régional pour cet espace, afin d’installer un nouveau droit téléologique à l’encontre des besoins subalternes (un « droit de la libération »). Par des projets de dialogues inter-épistémologiques, comme l’ « Ecologie des Connaissances » (SANTOS, 2010) et la « Transmodernité » (DUSSEL, 2005), la fondation d’une vraie « civilisation de frontière » (ANZALDÚA, 1987) semble atteignable, afin de mettre en place une démocratie subalterne et plurinationale.
[1] Professor Adjunto de civilização lusófona e de civilização latino-americana no Instituto de Estudos Romanos da Université de Strasbourg; Mentor acadêmico e coordenador de projetos do blog Direito Internacional sem Fronteiras; Advogado. Doutorando em Direito Internacional na Université de Strasbourg, França, e em Relações Internacionais na Pontifícia Universidade Católica de Minas Gerais, Brasil (Bolsa CAPES) (Co-tutela de Tese). É mestre em Direito Internacional Público - percurso Direitos Fundamentais - pela Université de Strasbourg (Bolsista Eiffel), é mestre em Relações Internacionais pela Pontifícia Universidade Católica de Minas Gerais (PUC Minas), tem Especialização em Política Internacional pela Faculdade Damásio de Jesus e possui graduação em Direito pela Universidade Federal de Minas Gerais (2012)
[2] La construction de l'eurocentrisme et son imposition dans le monde entier reposent sur deux caractéristiques infâmes: la construction de dualités et la voie évolutionniste. Du point de vue d'Edward Said (1996), les dualités imposées lors de la colonisation américaine, telles qu'Ouest / Est, primitif / civilisé, mystico/scientifique, irrationnel/rationnel, traditionnel/moderne et Autre/européen ont ensuite été réadaptées à la colonisation de l'Afrique et de l’Asie, à la fois physique et épistémologique. Dans une relation dialectique avec le concept de dualité, la voie évolutionniste affirme que l'histoire des êtres humains doit être appréhendée comme une «ligne continue», dans laquelle les peuples colonisés/non occidentaux doivent être considérés comme inférieurs et primitifs par opposition aux peuples supérieurs et modern de l’Occident (QUIJANO, 2005). Bibliographie ANGHIE, A. The evolution of international law: colonial and postcolonial realities. Third World Quaterly, v. 27, n. 5, p. 739–753, 2006.
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